Pour divers qu’ils soient quant à leur thème, les articles ici présentés convergent en direction d’un seul objectif : l’apport de la pensée sociale du XIXe siècle à la critique radicale du XXe. L’accumulation de la richesse matérielle, par suite du progrès scientifique et technique, devait s’accompagner de l’augmentation de la souffrance humaine suivant cette « loi économique du mouvement de la société moderne » que Marx s’était donné pour tâche de révéler à ses contemporains comme aux générations à venir. Or, c’est dans notre siècle que la justesse de cette révélation scientifiquement démontrée semble trouver sa pleine confirmation empirique : le triomphe de l’esprit inventif de l’homme au plan technologique a eu pour contrepartie la rétrogression de l’humanité dans l’ordre des relations sociales, le fétichisme de la souveraineté étatique et nationale devenant le fléau apparemment irrémédiable dont les sociétés sont frappées.
Dans l’idée de Marx, l’humanité avait assez pensé et rêvé l’âge d’or, l’utopie de l’accomplissement humain ; il importait désormais de se mettre à l’œuvre pour réaliser le rêve et l’utopie légués par des générations de penseurs et de poètes à l’imagination créatrice, révélateurs de nouvelles tables de valeurs. Marx n’a pas rompu avec l’utopie, il l’a, au contraire, incorporée dans la vision qu’il avait de la société libérée des contraintes politiques et des terreurs idéologiques. Sa science divulgue le mécanisme de l’exploitation et de la domination de l’homme par l’homme ; son utopie invente les chemins de la libération et les aboutissements de la lutte de classes, de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre - selon la définition de Saint-Simon - contre l’élite des puissants et des riches. Science et utopie constituent les deux sources de l’éthique socialiste que Marx propose au travailleur qu’il estime seul capable de faire de la cause de sa classe le souci majeur de sa propre existence, la raison d’être d’une praxis révolutionnaire et créatrice.
En fondant scientifiquement l’éthique socialiste, Marx entendait détruire le sectarisme et la superstition onomastique, le culte du nom charismatique, seul recours des âmes faibles plongées dans l’angoisse d’un isolement sans espoir. Rien d’étonnant à ce qu’il ait refusé pour lui-même ce qu’il condamnait en parlant des fondateurs de sectes, à savoir la sacralisation onomastique d’un enseignement de maître transformé en objet de dévotion. L’enseignement de Marx implique la négation du marxisme, ainsi que de toute autre idéologie entendue comme pensée mystificatrice d’élites de pouvoir. Le mouvement ouvrier étant la conséquence du mode de production et de domination capitalistes, il ne peut être intellectuellement soumis à une théorie quelle qu’elle soit, scientifique ou philosophique. Le génie de Marx ne s’identifie ni à la conscience ni à l’intelligence des esclaves modernes, qui doivent mener leur combat émancipateur avec leur propre conscience et leur propre esprit. Marx lui-même n’a pas pensé autrement ; ne prétendait-il pas avoir été éduqué par le prolétariat qu’il croyait capable de remplir une mission historique et hautement éthique ; historique, dans la mesure où l’humanité était entrée dans une nouvelle phase de son évolution par suite des progrès de la science et des conquêtes techniques ; éthique, pour autant que l’auto-émancipation des travailleurs devait entraîner la libération de l’espèce tout entière.
L’éthique socialiste est la négation de la morale bourgeoise. La première a plus d’affinité avec la Moralität de Kant qu’avec la Sittlichkeit de Hegel. Celle-là postule l’autonomie de l’individu dans la détermination des fins concrètes, le droit de la subjectivité libre en tant que volonté de perfectionnement physique et intellectuel, la vie politique en tant que lutte de l’homme en vue de s’affirmer libre et d’atteindre, au-delà de l’État républicain, la république universelle des communautés libres comme condition de la paix perpétuelle ; celle-ci enserre l’individu dans un système hiérarchisé dans lequel la famille, la société civile (bourgeoise) et l’État avec ses institutions bureaucratiques, corporatives et policières constituent les rouages d’un mécanisme qui livre le peuple au bon vouloir d’un monarque (européen) ou d’un despote (asiatique). Mais si Marx s’oriente, dans son éthique, en partant de Kant plutôt que de Hegel, ce n’est pas pour proposer à la réflexion philosophique un nouveau système de moralité ; c’est pour s’accorder avec les esclaves vivant en marge de la société officielle des maîtres, en vue d’un combat politique purifié de toute idéologie mystificatrice. À l’impératif catégorique qui, selon Kant, ne se rattache conceptuellement à aucune fin concrète ou matérielle, Marx substitue l’impératif éthique - donc hypothétique, mais qu’en guise de parodie il nomme « catégorique » - de la révolution créatrice dont la fin est la société humaine ou l’humanité sociale, autrement dit l’homme omnidimensionnel, der allseitige Mensch.
Être ou se dire « marxiste », c’est aliéner sa faculté et sa liberté de réflexion, c’est sacrifier à une idéologie qui se sert du nom de Marx pour justifier moralement les entreprises de domination et d’exploitation des nouvelles classes oligarchiques et bureaucratiques qui règnent aujourd’hui sur près d’un tiers de l’humanité. Les régimes du faux socialisme ne sont pas moins inhumains que ceux du vrai capitalisme. À une époque où l’avenir de l’espèce humaine est menacé par les conquêtes scientifiques et techniques de l’homme, ces systèmes de gouvernement apparemment antagonistes sont en réalité complices dans une même entreprise de destruction matérielle et d’avilissement moral.
M.R.