On confond généralement le destin d’une grande pensée, fût-elle scientifique ou philosophique, avec les avatars qu’elle subit fatalement en devenant doctrine d’école ou de secte. Cette confusion est particulièrement frappante dans le cas de Marx et du marxisme érigé en idéologie de parti et d’État. Bien qu’on constate actuellement un heureux retour - particulièrement dans les milieux scientifiques - à une phase longtemps révolue de la discussion autour de la pensée de Marx indépendamment du sort qui lui a été fait par ses adhérents, on est encore loin de cette situation idéale qui verrait la frontière définitivement tracée entre une théorie sociale inachevée certes, mais riche de vertus et de virtualités de connaissance révolutionnaires d’une part, et une idéologie sclérosée mise au service de la politique de partis et d’États, d’autre part.
En opposant - d’aucuns objecteront : trop systématiquement - Marx au marxisme, nos Cahiers visent à retrouver cette frontière fortement obstruée par des constructions idéologiques, voire mythologiques.
Le thème de l’Internationale, qui a fait la matière du fascicule précédent, nous a fourni l’occasion de suivre à la trace la genèse du mythe marxiste. La chronologie consacrée à « Marx et l’A.I.T. », dont nous donnons ici la fin, permet de mieux cerner ce problème de genèse qui n’a pas encore fait l’objet d’une recherche méthodique.
L’étude de M. I.M. Zeitlin explore un des aspects trop négligés de l’éthique marxienne, à savoir ses racines non-hégéliennes, voire son inspiration anti-hégélienne. Tout en insistant sur l’humanisme discernable dans les analyses du Capital tout autant que dans les fragments inédits de 1844, l’auteur met en lumière le caractère sociologique de ces œuvres pourtant séparées par un intervalle de plus de vingt ans.
Dans le conflit Marx·Willich qui entraîna la scission de la Ligue des Communistes, ce n’est pourtant pas l’hégélianisme du combattant de 1849 (dont Engels fut l’adjudant durant l’insurrection badoise) qui fut à l’origine du profond désaccord politique entre les deux fractions. M. Loyd D. Easton y découvre l’opposition irréconciliable des deux conceptions de la révolution prolétarienne et n’hésite pas à reconnaître en Willich un précurseur du... bolchevisme.
MM. A. Découflé et Y. Bourdet, bien que traitant de deux événements fort éloignés dans le temps et l’espace, se rencontrent sur un point fondamental dont on peut retrouver l’origine dans tel postulat éthique de la sociologie marxienne de la révolution. Historien et interprète de la Commune de Paris, Marx a en effet glorifié le caractère spontané et anticipateur de l’action des communards. Dans le rapprochement que l’on peut faire avec les soviets de 1905 et de 1917, et avec les Arbeiterräte (conseils ouvriers) d’Allemagne et d’ailleurs, on trouvera des éléments précieux pour un réexamen approfondi du problème de la spontanéité révolutionnaire.
Paul Mattick s’interroge sur la validité de la loi de la valeur, énoncée par Marx, en économie socialiste. Sa conclusion négative paraîtra justifiée à tout lecteur familiarisé avec les principes de la théorie sociale de l’auteur du Capital. Dès lors, la caractérisation de l’économie de l’U.R.S.S. comme un capitalisme d’État ne manquera pas de paraître plausible.
M. RUBEL.