Revue des livres
Contribution à une autocritique du marxisme, Vienne, 1 fasc., 60 p.
L’auteur, théoricien de premier plan, s’est signalé voici quinze ans par des études parues dans le Kampf de Vienne et l’Arbeiterpolitik de Brême, où il aborda les problèmes du mouvement ouvrier de l’époque avec une rare compétence et une grande sûreté de méthode.
Son présent opuscule, consacré à « la loi fondamentale du développement social » (et dont nous publierons bientôt des extraits), constitue un apport précieux au développement critique de la doctrine marxiste. On peut dire sans exagérer que c’est, depuis près de vingt ans, depuis la critique des schémas du IIe livre du Capital par Rosa Luxembourg, la première critique féconde de l’œuvre de Marx, faite en connaissance de cause (la plupart de ceux qui critiquent Marx ne le connaissent que par ouï-dire), apportant du neuf (la plupart des critiques ne font que rabâcher des arguments réfutés depuis près d’un siècle) et se distinguant par une incontestable originalité de vues et par l’application scrupuleuse de la méthode marxiste à la doctrine même de Marx.
Une telle critique ouvre des horizons même là où l’on pourrait la juger par trop téméraire et où elle suscite des objections. Elle oblige à remettre en question des vérités apparemment acquises et à tirer des conclusions sinon nouvelles, du moins inattendues.
Le premier mérite de Julius Dickmann est d’envisager les problèmes sociaux sous un angle qui apparaît nouveau à notre époque et qui fut pourtant celui de Marx, mais que le marxisme post-marxien a de plus en plus négligé et délaissé, probablement parce que Marx n’en parle d’une façon explicite qu’incidemment. Dickmann ramène le développement de la société humaine, et partant des classes, à la lutte du genre humain contre la nature. Ce point de départ, celui de Marx (cf. le chap. 48 du IIIe livre du Capital), lui permettra de critiquer le marxisme tout autrement que ne le font les marxophobes professionnels.
D’après Marx, toute transformation sociale procède de la rébellion des forces productives accrues contre la carapace sociale, juridique, etc., correspondant à un niveau antérieur, inférieur, de ces forces. Dickmann oppose à cette conception une série d’arguments troublants, puisés aux sources mêmes de l’histoire : les transformations successives des sociétés primitives, la grandeur et la décadence des empires de Mésopotamie, le développement social en Grèce, l’expansion et la perte de l’ancienne Rome, la transition de l’antiquité au moyen âge, et enfin la dissociation de la société médiévale, cédant la place au capitalisme naissant. Et loin de trouver à l’origine de toutes ces transformations sociales un accroissement des forces productives qui finit par briser les institutions politiques, sociales, juridiques (propriété !), il constate, à la lumière de tous les exemples historiques, que la cause première de ces bouleversements sociaux est l’épuisement des ressources naturelles, nécessitant à la fois la transformation des institutions existantes en organes protecteurs des ressources limitées et l’apparition d’un nouveau mode de production. Ce n’est que lorsque ce dernier, en se développant, multiplie des forces productives nouvelles, que les anciennes institutions, dont la fonction limitative devient de plus en plus superflue, sont refoulées, mais non brisées.
En insistant sur le conflit entre le développement des forces productives et l’obstacle constitué par des institutions sociales figées, Marx aurait donc abusivement généralisé un phénomène partiel de l’époque du capitalisme naissant : la révolte de la bourgeoisie contre les survivances politiques et juridiques de l’ordre féodal.
En ce qui concerne le passé, le raisonnement de Dickmann paraît convaincant. Reste à savoir si l’on peut accepter les conclusions qu’il en tire pour l’avenir.
Si la « loi fondamentale du développement social », telle que l’énonce l’auteur, est exacte, peut-on, comme Marx, prévoir que le capitalisme succombera parce que ses institutions juridiques, la propriété privée, le mode d’appropriation, ne peuvent plus contenir les forces productives en rébellion contre la carapace sociale trop étroite ? Conséquent jusqu’au bout, Dickmann affirme que le socialisme sera le résultat, non point du développement ultérieur des forces productives, mais du rétrécissement du réservoir de ressources naturelles : le capitalisme les gaspille, et la transformation sociale résultera, comme dans le passé, de la nécessité de les exploiter avec parcimonie.
Cette conclusion nous semble pour le moins précipitée et prématurée. On peut accepter sa « loi fondamentale » en général, tout en ne lui attribuant qu’une efficacité relative pour la société capitaliste. S’il n’est pas douteux que le capitalisme (et même le socialisme) peut se heurter un jour à l’insuffisance des ressources naturelles et s’engager de ce fait dans une période de profondes transformations, il ne faut pas oublier qu’à la loi générale énoncée par Dickmann, se superposent, dans la société actuelle, une série de lois spécifiquement capitalistes, dont la loi de l’accumulation. Dès que l’on admet cette loi - et la crise présente l’illustre mieux que les pages les plus poignantes du Capital - on est obligé de constater, du moins pour la société capitaliste, un conflit effectif entre le développement des forces productives et l’institution de la propriété privée. Cela ne contredit pas la loi fondamentale de Dickmann. Cela signifie simplement que ses lois spécifiques condamnent le capitalisme avant qu’il arrive jusqu’à la limite fondamentale et générale de l’épuisement des ressources naturelles.
On pourrait d’ailleurs supposer que la conception de Marx critiquée par l’auteur procède bien moins d’une généralisation de certains phénomènes historiques accompagnant la naissance du capitalisme, que de la généralisation des lois spécifiques de l’économie capitaliste, découvertes par Marx.
À moins que Dickmann ne puisse, un jour, apporter contre ces lois des arguments tangibles. Dans le dernier chapitre de son étude, l’auteur pose un autre problème et d’une importance essentielle. En citant les fameux passages du Capital où Marx parle de la conversion de la propriété individuelle en propriété capitaliste, des lois de propriété de la production marchande simple en lois d’appropriation capitaliste, Dickmann se demande comment et pourquoi Marx a pu envisager des interventions juridiques (l’expropriation) comme conditions du passage du capitalisme au socialisme, alors que la naissance de la propriété capitaliste, de l’aveu de Marx lui-même, s’est accomplie sans aucune modification juridique préalable, en vertu d’une conversion dialectique de la fonction de la propriété. Cette idée n’est pas nouvelle : ce n’est pas la première fois qu’on reproche à Marx d’avoir, contrairement à sa doctrine, selon laquelle l’ordre juridique est le reflet et la conséquence des changements économiques, envisagé des mesures juridiques précédant et inaugurant la transformation de l’économie. Ces reproches n’étaient point fondés. Mais on ne saurait en dire autant de ceux de Dickmann, qui apporte des arguments à lui tout autrement sérieux (cf. le chapitre en question, que nous reproduirons intégralement).
L’affirmation de Dickmann que le passage du capitalisme au socialisme s’accomplira également par une conversion de la fonction de la propriété, et non par un acte juridique initial, nous semble justifiée. Pourtant, cette formule peut autoriser différentes interprétations. À notre avis, la conversion de la fonction de la propriété est en train de s’accomplir, et s’accomplit depuis longtemps déjà, au sein de l’économie capitaliste ; Marx lui-même en a tracé une ébauche au chapitre 27 du livre III-1 du Capital. Mais s’il en est ainsi, l’intervention juridique dans l’ordre de propriété ne serait plus, à l’heure actuelle, que la consécration d’une conversion de fonction déjà accomplie. Cependant, notre interprétation n’est peut-être pas celle de Julius Dickmann.
Lucien Laurat