Il y a désormais une nette rupture entre les groupes qui, comme Potere Operaio et Lotta Continua (surtout le premier) érigent en théorie la lutte armée et les groupes - depuis le Manifesto jusqu’à Avanguardia Operaia - qui d’une manière ou d’une autre cherchent avant tout à institutionnaliser leur organisation. Même les organisations du type Secours Rouge, les comités démocratiques d’aide aux prisonniers, etc., se sont divisés au sujet de la « violence révolutionnaire ». Potere Operaio joue un peu en ce moment le rôle de bouc émissaire, par suite de sa ligne suicidaire et aventuriste : la théorisation de l’insurrection armée en tant que problème actuel, la transformation du groupe en « parti armé » ont atteint leur paroxysme. Lotta Continua est plus « prudente », mais en définitive sa ligne politique n’est pas tellement différente. La « répression rampante » qui est en cours en Italie depuis 1970 frappe désormais assez durement, et s’est encore accentuée depuis la mort du commissaire Calabresi. En un sens, cette « répression » nourrit et entretient aussi bien les groupes que l’appareil policier : paradoxalement, et avec un peu de méchanceté, on pourrait dire qu’elle sert les uns et les autres, qu’elle est leur pain quotidien. Mais tout ceci n’a pratiquement rien à voir avec le mouvement de classe réel (du reste, l’intervention des groupes au niveau de la classe est à l’heure actuelle à peu près nulle ce qui est peut être une bonne chose...).
À Turin des ouvriers sortis de Lotta Continua, de Potere Operaio, etc. ont formé un groupe de type « ouvriériste », qui a une implantation réelle. Ce groupe publie actuellement un journal intitulé, Compagni della Fiat, qui se dit écrit, dirigé et financé exclusivement par des ouvriers de la Fiat ; c’est pour l’instant un groupe assez hétérogène, avec une orientation encore peu claire, mais dont il sortira peut-être quelque chose d’intéressant au cours des luttes pour le renouvellement des conventions collectives. Des initiatives analogues sont également en cours dans d’autres villes. À Milan, un groupe d’ouvriers a adressé une lettre à tous les groupes pour annoncer son retrait de la prétendue Assemblée ouvrière autonome de l’Alfa Romeo, dont la direction est depuis plus d’un an l’enjeu d’une lutte acharnée entre les groupes rivaux ; ce groupe a décidé de se réunir de son côté. Il est probable qu’il va se former d’autres groupes du même genre (formés de jeunes délégués ouvriers, d’ouvriers d’origine catholique, de militants syndicaux de base et d’autres ouvriers qui en ont marre des groupes actuels et de leurs rivalités). Le phénomène n’est pas nouveau, mais peut-être tend-il aujourd’hui à prendre des dimensions plus importantes.
L’unification syndicale, qui dans la métallurgie est désormais un fait accompli (les organisations relevant des trois confédérations se sont dissoutes, et n’en forment plus qu’une seule) ouvre des possibilités non négligeables de discussion avec de jeunes ouvriers et délégués, syndicalistes de fraîche date, non « corrompus par la politique », et qui ne peuvent plus être contrôlés par des méthodes staliniennes. Je pense qu’au cours des luttes pour la convention collective le syndicat aura du mal à contrôler les délégués ouvriers, qui actuellement repoussent tout le programme axé sur la « revalorisation professionnelle », la « rotation et l’élargissement des tâches », etc. Les ouvriers exigent deux choses : parité effective (et pas seulement sur le papier) avec les employés, et forte augmentation des salaires. Ils sont hostiles à tout programme qui mise sur la « réorganisation » du travail d’usine, programme que le syndicat, de son côté, propose aux patrons en contrepartie des augmentations que doit comporter la convention collective.
À la Fiat des débrayages spontanés se poursuivent, plus nombreux depuis la fin de la « trêve » électorale ; chaque jour la production est bloquée par un groupe d’ouvriers différent, avec des revendications qui se recoupent toujours plus ou moins. C’est un aspect de l’insubordination désormais chronique des ouvriers C’est aussi la situation de force à partir de laquelle les ouvriers s’apprêtent à faire face aux luttes de l’automne prochain pour la convention collective ; contrairement aux groupes politiques, je parle de ces luttes sans aucune attente messianique.
Pour ce qui est de la situation politique générale, on se dirige vers un énième gouvernement d’attente et de « garage », comme on dit maintenant en Italie : gouvernement qui devra approuver quelques mesures d’urgence. Encore une fois, on a l’impression que le capital a renvoyé à plus tard ses choix en matière de direction politique, en attendant que se clarifient, aussi bien les rapports de force entre les diverses fractions du capital italien, que la situation capitaliste internationale.
Je ne vois pas clairement sur quoi cette situation peut déboucher, tout au moins à court terme. Toutefois, l’idée générale est toujours la même : la classe ouvrière n’entend pas aujourd’hui collaborer à la solution des problèmes du capital, et laisse celui-ci se débrouiller tout seul ; et elle refuse de payer les frais de l’opération.