Extrait : « La Révolution prolétarienne et son programme », partie B, « Le programme de transition au socialisme », chapitre 3, « La révolution économique », section 10, « L’argent », dernière partie : « Les banques ».
Il n’est pas dans le plan de cet ouvrage d’entrer dans des détails sur chacun des domaines de la socialisation. Mais on ne peut parler du rôle de la monnaie dans la socialisation sans jeter un coup d’oeil sur les banques.
Nous avons vu comment, dans le mode de production capitaliste, le capital doit, au début de chaque entreprise et à chaque rotation, prendre la forme argent. Plus alors le capitaliste a d’argent à sa disposition, et plus il peut donner d’extension à son entreprise, et plus sera considérable le quantum de plus-value qu’il en retirera, et plus, par suite, il aura de chances de soutenir victorieusement la concurrence. Tout capitaliste industriel ou commercial cherche, par conséquent, à étendre autant que possible son entreprise et à se procurer, à cette fin, autant d’argent qu’il peut. Il ne se contente pas de placer son propre argent dans l’entreprise, il cherche encore à utiliser la confiance, le crédit qu’on accorde à lui et à sa fortune, pour se faire prêter le plus d’argent possible et le mettre dans l’affaire. Il y gagne, lorsque le profit qu’il obtient est supérieur à l’intérêt qu’il doit payer. Et c’est généralement le cas.
On ne peut conserver à la production capitaliste l’ampleur qu’elle a prise de nos jours qu’au moyen du crédit.
La fonction d’octroyeurs de crédit est remplie par les capitalistes financiers, ceux dont le capital conserve toujours pour eux la forme argent sans en prendre jamais d’autre. Professionnellement, cette fonction est surtout remplie, aujourd’hui, par les manieurs d’argent, les banquiers, et non plus les usuriers d’autrefois, qui ne faisaient qu’exploiter la détresse des gens aux abois, pour leur extorquer des intérêts effrayants. Le banquier moderne, au contraire, fait fructifier l’industrie ; il favorise le développement des forces productives et prend ainsi figure de bienfaiteur de l’humanité.
Mais, de même que les industriels et les commerçants, le banquier cherche à étendre ses affaires au-delà des proportions de son propre capital. Et cet effort devient bientôt l’une de ses fonctions principales.
Plus que d’autres particuliers, les banquiers doivent prendre des mesures pour assurer la sécurité des trésors qu’ils possèdent en argent.
L’argent étant la marchandise acceptée par tous, c’est aussi l’objet que le voleur prend le plus volontiers, d’autant qu’il est plus facile à transporter et à cacher que la plupart des objets d’usage. Une usine, une grange, personne ne les volera. Il est plus aisé de voler l’argent de l’usinier ou du cultivateur, s’ils ne disposent pas de coffres-forts solides. Il faut des conditions monétaires aussi désespérées qu’il en existe actuellement dans les pays vaincus pour que, même en matière de vol, ce maudit « système monétaire » soit repoussé à l’arrière-plan par l’« économie naturelle », beaucoup plus sympathique.
Les grands capitalistes de la finance se sont, de tout temps, distingués par les dispositions qu’ils prenaient pour la sauvegarde de leur argent. C’en était assez pour que d’autres possesseurs de grosses sommes d’argent les leur confiassent à titre de dépôt, pour les mettre en sécurité. Que faisait la banque de cet argent ? Chose indifférente pour eux, du moment qu’il leur était rendu intégralement dès qu’ils le réclamaient. Mais le banquier, lui, ne laissait pas l’argent dormir, s’il trouvait l’occasion de le prêter à un chef d’entreprise digne de confiance, contre bon intérêt. Il agrandissait ainsi, grâce à ces dépôts, son capital et le crédit qu’il pouvait assurer au commerce ou à l’industrie.
L’intérêt élevé qu’il obtenait lui permettait de payer également un intérêt à ses dépositaires, intérêt naturellement beaucoup plus modeste, et de tirer, par là, de plus en plus de magots hors des armoires, des bas de laine et autres cachettes où ils avaient dormi jusque là.
Plus la production marchande supplante les autres formes de production, accroissant par là l’emploi de la monnaie, plus se multiplient aussi les sommes d’argent amassées par le particulier, soit comme fonds de consommation dont il n’a pas besoin immédiatement, mais qu’il a l’intention d’employer plus tard à l’achat de vivres, de meubles, d’articles de luxe, soit comme fonds de production devant servir, une fois assez grossi, à renouveler ses moyens de production ou, par l’adjonction de nouveaux, à agrandir son exploitation, ou encore à joindre une nouvelle exploitation à l’ancienne, etc.
L’ensemble des individus accumule ainsi des sommes énormes dont ils se proposent de se servir plus tard et qu’ils confient, en attendant, à des banques, banquiers particuliers ou banques par actions, qui, à leur tour, les dirigent momentanément vers l’industrie et le commerce. Un courant d’argent gigantesque coule ainsi sans cesse à travers les banques ; ou plutôt, il y a deux courants. L’un est formé des dépôts versés et prêtés ensuite à de nombreuses entreprises ; l’autre, composé des sommes prêtées par les banques et qui leur sont rendues ainsi que des dépôts rendus par les banques à leurs déposants.
La masse de ces sommes dépasse de beaucoup la fortune de la banque. Le capital propre de celle-ci ne sert plus qu’à parer à des perturbations éventuelles, lorsque, par exemple, la banque doit débourser momentanément plus d’argent qu’elle n’en reçoit.
Plus sont fortes les masses d’argent qui affluent ainsi, par l’intermédiaire des banques, à l’industrie et au commerce, plus ceux-ci peuvent s’étendre, mais aussi plus ils sont dans la dépendance du crédit.
Ce formidable courant d’argent est de plus en plus l’élément qui détermine les formes que prennent l’industrie et le commerce. Nous ne pouvons ici en examiner les ramifications, ni les formes spéciales que lui donne le système des actions : on peut, là-dessus, consulter l’ouvrage, devenu classique, d’Hilferding sur le capital financier [1]. Ce n’est pas l’argent des banques, mais l’argent étranger à elles confié qui se subordonne ainsi toujours davantage la vie économique de la nation. Mais ce sont les maîtres des banques, notamment d’un petit nombre de banques géantes occupant la tête, qui dirigent le courant, qui disposent de l’argent d’autrui comme s’il était le leur, et qui, par là, deviennent de plus en plus les maîtres du mouvement capitaliste tout entier.
On était assez naturellement porté à penser qu’un régime prolétarien devrait avant tout s’emparer de ces grandes banques, afin de briser la domination des magnats de la finance et conquérir d’un coup une influence déterminante sur la vie économique tout entière, même dans les domaines non encore mûrs pour la socialisation. Avec beaucoup de mes amis, j’admettais, moi aussi, que c’est ce qui arriverait. J’étais fortifié dans cette opinion par ce que dit Marx à ce sujet. Dans le troisième volume de son Capital [2] on lit :
« Sans le système de la fabrique, né du monde de production capitaliste, la fabrique coopérative n’aurait pas pu se développer, et pas davantage sans le système de crédit qui provient de ce même mode de production. Ce dernier système, de même qu’il est la base principale de la transformation graduelle des entreprises capitalistes privées en sociétés capitalistes par actions offre également aux entreprises coopératives le moyen de s’étendre peu à peu à une échelle plus ou moins nationale.
Les sociétés capitalistes par actions doivent, tout autant que les fabriques coopératives, être considérées comme des formes de transition de la production capitaliste à la production sociale (associée), à la seule différence que dans les unes l’antagonisme entre capital et travail est supprimé négativement et dans les autres positivement. »
Dans cet exposé, datant des « années soixante » du siècle dernier, la coopérative de production, la « fabrique coopérative » est encore, avec d’autres, il est vrai, considérée, « à l’échelle nationale », comme l’unique forme d’une exploitation en « production associée ». Il se peut que, par une conséquence naturelle, il y ait exagération du rôle que peut jouer le crédit dans le développement du nouveau mode de production. Mais il n’est pas douteux que ce rôle doive cependant être considérable et qu’un régime socialiste doive chercher à se rendre maître de cet instrument.
Toutefois, tant les expériences faites qu’un examen plus approfondi de la question tendent à prouver que le vrai moyen d’y arriver n’est pas la nationalisation des banques capitalistes. Elle ne l’est pas, quand même cette nationalisation s’accomplirait moins brutalement et avec plus de compétence que ce n’a été le cas dans la Russie soviétique.
Tout d’abord, qu’est-ce qui doit être nationalisé dans les banques ? Leur propre capital ? Mais il est relativement insignifiant et ce n’est pas lui qui fait leur situation dominante.
Il faudrait donc aussi nationaliser les dépôts placés chez elles. De quelle façon ? En les rachetant ? Mais cela représenterait, dans les banques, tout autre chose que dans l’industrie. Ici, pour de l’argent, on obtient des moyens de production ; là on échangerait de l’argent contre de l’argent, opération absolument dénuée de sens. Voudrait-on racheter les dépôts, non contre argent comptant, mais contre des obligations nationales ? Mais ce serait les enlever à leur fonction économique, qu’ils ne peuvent remplir que sous la forme argent, et paralyser ainsi la vie économique tout entière.
Cette considération s’oppose encore davantage à l’idée de confisquer simplement ces dépôts, car ce qui est aujourd’hui dépôt en banque servira demain, pour autant qu’il ne sera pas appliqué à la consommation, à continuer et à développer la production, qui forcément fonctionnera encore, en grande partie, sur la base capitaliste. Confisquer les dépôts ou les droits des dépositaires créanciers de la banque ne serait pas la nationaliser, mais la tuer. Personne ne lui confierait plus un dépôt. Or, si cela cesse, elle perd les moyens d’accorder désormais du crédit. C’est pour elle l’impossibilité de fonctionner.
Si l’on ne veut ni ne peut confisquer et nationaliser d’un seul coup toute l’économie capitaliste, si on laisse encore, au moins en partie, fonctionner des entreprises capitalistes, on n’est pas en droit de leur retirer la portion des ressources nécessaires à leur fonctionnement qu’elles ont temporairement déposée dans les banques.
Personne de ceux qui ont mûrement pesé la question ne demande plus aujourd’hui la socialisation des capitaux déposés dans les banques, de quelque façon qu’elle se fasse. On ne demande plus que la nationalisation de l’appareil bancaire.
Voici ce que dit à ce sujet Otto Bauer, dans sa Marche au Socialisme :
« La socialisation des banques a un tout autre objet que la socialisation de la grande industrie ou de la grande propriété. Il ne s’agit plus ici de faire passer le sol ou les instruments de travail dans la propriété de la société, mais d’arracher au capital de la finance, pour l’attribuer à la société, la puissance que lui donne la disposition des capitaux déposés dans les banques. Aussi n’est-il pas besoin ici d’expropriation ; il suffit de transférer aux représentants de la collectivité la puissance qu’exercent aujourd’hui les actionnaires des banques par leurs conseils d’administration élus. On y arrivera, si l’on inscrit dans la loi que les membres du Conseil d’administration des grandes banques ne seront plus élus par l’assemblée des actionnaires, mais par les corps que la loi appelle à les élire. La loi pourra, par exemple, prescrire qu’un tiers des membres du Conseil d’administration de chaque banque sera élu par l’Assemblée nationale, mais que les deux autres tiers seront nommés par les unions industrielles, les syndicats agricoles, les associations de consommateurs, les syndicats et les organisations d’employés. Cette prescription de la loi sur la composition du Conseil d’administration sera suffisante pour socialiser la puissance des banques sur les milliards dont elles disposent [3] . »
Une pareille organisation est assurément possible. Il y a seulement une chose qu’on ne doit pas oublier : les banques sont des institutions qui ne sont pas seulement faites pour donner du crédit, mais qui ont elles-mêmes besoin de crédit. Toute leur puissance repose, en effet, non sur leur propre argent, mais sur l’argent d’autrui qui leur est confié.
Or, nous devons prévoir que les capitalistes opposeront au régime socialiste la résistance la plus énergique. La démocratie ne change rien à ce fait ; elle a simplement pour effet de priver les capitalistes des moyens de puissance qui leur donneraient la perspective, ou tout au moins la possibilité, d’une résistance militaire. Ils seront réduits à lutter avec des armes « pacifiques », par le mensonge et les calomnies de leur presse ou par une résistance économique. Il dépendra de l’habileté et de la fermeté du prolétariat que ces méthodes de résistance capitaliste soient efficaces ou non.
Dans ces conditions, il est difficile de s’attendre à voir les capitalistes mettre spontanément leurs fonds à la disposition d’une affaire, s’ils croient que ce sera un instrument, non d’expansion capitaliste, mais d’émancipation du prolétariat. Plus la banque leur apparaîtra sous ce jour, plus les capitalistes, non seulement cesseront d’y déposer leur argent, mais s’empresseront de retirer les dépôts déjà faits et la banque socialisée sera bientôt à sec.
Mais si l’on forçait les capitalistes à placer leur argent dans les banques socialisées ? On aurait de la peine. Ils retireraient leur clientèle aux grandes banques socialisées pour la donner aux petites banques privées, qui sont toujours en nombre.
Et si l’on instituait un monopole national des banques ? Ce serait d’une réussite difficile. Le capital serait bien capable de créer, par des voies détournées, des organisations de remplacement pour le capital financier et le crédit.
On n’arrivera guère par ce moyen à faire servir à l’œuvre de socialisation le crédit du capital financier privé.
Tout cela n’est dit que pour indiquer les difficultés du projet, non pour en nier la possibilité. Son succès dépend de ce que sera l’atmosphère sociale au moment de la socialisation. Si la classe capitaliste forme une masse solidaire, les perspectives n’en sont pas très riantes. En revanche, l’opération pourrait tourner bien, si une partie importante du capital productif se trouvait en opposition avec les magnats de la banque et subissait leur domination à contrecœur. Alors, les banques organisées d’après le projet Bauer pourraient sans doute déployer une activité fructueuse.
Cependant, le régime socialiste ne saurait s’arrêter à cette réglementation des banques, qui dépendrait de la bonne volonté d’une partie au moins de la classe capitaliste.
Il faudra des circonstances bien favorables pour que le régime prolétarien obtienne qu’une partie du crédit capitaliste soit aussi mis à la disposition des entreprises socialistes. Mais quelles que soient les circonstances, il pourra toujours créer lui-même des banques dispensant le prolétariat, ses institutions et les entreprises socialisées de la nécessité de mettre leurs disponibilités temporaires à la disposition des banques capitalistes et, par là même, de buts capitalistes.
Dès aujourd’hui, le prolétariat possède, avec ses économies individuelles et ses syndicats, coopératives, caisses d’invalidité, etc., des fonds assez importants, qu’accroîtront progressivement l’extension de ces institutions et le relèvement des classes laborieuses, augmentant le nombre des catégories susceptibles de faire des économies pour les moments de besoin ou pour l’amélioration de leurs conditions d’existence. A cela viendront s’ajouter les communes socialistes avec leurs entreprises et les exploitations socialisées par l’État.
Pour le placement avantageux de tous les fonds que ces éléments doivent constituer et tenir disponibles pour des fins déterminées, ils ne disposent aujourd’hui que des banques capitalistes, lesquelles emploient l’argent déposé à étendre et renforcer le système capitaliste.
Si le prolétariat et le gouvernement prolétarien disposent d’une banque à eux, elle peut devenir le moyen d’employer le crédit, dans le sens exposé par Marx, à encourager des entreprises socialisées et les rendre indépendantes du crédit capitaliste.
La banque socialiste devra, il est vrai, payer un intérêt pour les dépôts placés chez elle, afin de pouvoir soutenir avantageusement la concurrence des banques capitalistes. Elle devra donc aussi en demander pour les fonds qu’elle prêtera. Mais ce dernier intérêt ne servira pas à des fins de profit : il ne pourra dépasser l’intérêt payé aux dépositaires que d’un droit d’administration et d’une prime pour le risque. Il sera, par conséquent, sensiblement inférieur à celui que prennent les banques capitalistes.
A mesure que s’étendra la socialisation, cette banque deviendra plus forte et aussi plus capable d’accélérer, de son côté, le progrès de la socialisation.
D’autre part, la puissance et le rayonnement des banques capitalistes tomberont à mesure que se restreindra le champ de l’exploitation capitaliste.
Ainsi, l’on pourrait considérer la nationalisation complète des banques, que l’on disait devoir constituer le point de départ de la socialisation, comme en étant le terme final.
Toutefois ce terme, c’est que l’argent cesse complètement de servir comme capital. Or, avec le capital argent disparaîtra aussi ce qui en est l’organisation, la banque et la nécessité du crédit.
Source :
— KAUTSKY Karl, La Révolution prolétarienne et son programme, traduit de l’allemand sur la deuxième édition avec un avant propos inédit de l’auteur par Bracke et Angèle Roussel, Bruxelles, Éditions de l’Églantine, 1925, p. 473-484 ;
[1] Rudolf HILFERDING, Das Finanzkapital, Vienne, 1910. - Première édition française : Le capital financier : étude sur le développement récent du capitalisme ; trad. de l’allemand par Marcel Ollivier ; introd. par Yvon Bourdet ; Paris, Éditions de minuit, 1979.
[2] Karl MARX, Le Capital, Livre III, tome I, traduction J. Borchardt et H. Vanderrydt, Paris, Giard et Brière, 1901, p. 493.
[3] Traduction F. Caussy, p. 54.